Plusieurs commentateurs (voir notamment le journal « Le Monde » du 6 novembre 2010) insistent ces derniers temps sur la perte de confiance qui gagne les français. Le mouvement social contre la réforme des retraites a servi de révélateur à cette crise qui conduit les citoyens français à voir l'avenir teinté de sombre... Les causes de cette situation ont été analysées amplement et, sans qu'il soit besoin d'insister, on peut en rappeler quelques unes ici : sentiment de régression face aux attaques du gouvernement contre les acquis sociaux, sentiment d'impuissance devant la perte de prestige de la France dans le monde, devant les conséquences de la mondialisation, difficulté d'emploi pour les jeunes mais aussi pour les plus âgés, perte de pouvoir d'achat par suite du plan de rigueur gouvernemental, défiance envers la classe politique, remise en cause du modèle français singulièrement sur les plans de la santé et de l'éducation, accroissement des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, impuissance relative face aux problèmes crées par l'émigration,... Cette liste est loin d'être exhaustive. Cependant, il serait pernicieux de s'arrêter à ces maux sans mettre en exergue les points forts et les réussites de la France dans bien des domaines. Lorsque l'on voyage un peu, il apparaît rapidement que la France reste encore une référence pour la qualité de vie qu'on peut y trouver, pour le niveau de protection sociale qui est offerte aux citoyens, et même pour la capacité des citoyens français à se mobiliser pour défendre des causes ressortissant de l'intérêt général. Pour autant, les aspects positifs ne semblent pas suffire à remonter le moral des citoyens français.
Il me semble que deux points mériteraient d'être un peu plus étudiés, alors qu'ils ne sont généralement pas ou peu mentionnés dans la liste des causes de mécontentement : il s'agit de la montée de l'individualisme d'une part et, de la remise en cause de la langue française d'autre part.
L'individualisme est devenu pour certains, et pour nombre de jeunes particulièrement, la nouvelle utopie sociale. Selon cette conception, chacun se doit de mener sa vie comme il l'entend et l'Etat-providence n'a plus à intervenir dans la vie de chacun. Ainsi, par exemple, il n'est plus besoin de système de retraite, chaque personne étant responsable de la préparer pendant sa vie active. Ce modèle, directement inspiré des théoriciens du libéralisme, s'est illustré de façon spectaculaire lors des dernières élections à mi-parcours aux Etats-unis d'Amérique, au travers des thèses défendues par le « Tea Party ». Selon les tenants de cette approche, les gouvernements libéraux doivent mettre en avant l'initiative individuelle, notamment en matière de protection sociale, ce qui a pour effet de casser le lien social entre les individus et de faire diminuer la résistance des citoyens basée sur leur solidarité. On sait, en effet, qu'aucun changement de société important ne peut s'obtenir en l'absence d'unité, de solidarité, ou au moins d'un consensus important au sein de la société....
Un exemple récent pris au Québec montre comment la perte de la notion d'intérêt général au profit d'intérêts catégoriels et donc, d'un certain degré d'individualisme peut être néfaste : un professeur d'université proposait que les étudiants acceptent l'augmentation des droits de scolarité proposée par le gouvernement au prétexte qu'ils vont, plus tard, devenir les individus les plus riches de la société..... Ce type de raisonnement ne peut que casser la solidarité qui existe naturellement entre les étudiants et les travailleurs les moins riches. En mettant l'accent sur la différentiation future entre les étudiants d'aujourd'hui et les cadres qu'ils seront demain on place déjà un coin entre ces deux catégories de citoyens et on tend a casser la solidarité possible dans le moment présent.... Le modèle des Etats-unis d'Amérique étant très populaire dans la jeunesse, il n'est pas étonnant de voir cette conception individualiste progresser régulièrement chez les jeunes français. Cela est d'autant plus compréhensible que le modèle français, lui, a fait la preuve de son inadaptation au monde contemporain au regard du taux élevé de chômage qui frappe la jeunesse dans ce pays. Dans ce contexte, il est de plus en plus fréquent de voir des jeunes français quitter la France pour s'expatrier en Amérique du nord en imaginant que leur avenir y sera plus facile. Près de 7000 Français étudient dans les universités québécoises alors qu’environ un millier de Québécois partent étudier en France chaque année. On a même observé une inversion du flux d'échange des étudiants entre la France et le Québec. Il y a quelques années, c'étaient les québécois qui étaient les plus nombreux à partir vers la France.
Il ne faut pas se tromper, les nombreuses manifestations de rue, plus ou moins spontanées, qui ont lieu régulièrement en France, le succès des réseaux sociaux virtuels du type Tweeter ou Facebook et, plus généralement de l'Internet... tout cela ne peut combler le déficit croissant de lien social qui affecte l'Hexagone. Ce déficit trouve ses causes dans plusieurs origines : la désintégration de la famille, le délaissement religieux, la désyndicalisation, la défiance envers les partis politiques et les politiciens,... Le "salut" pour beaucoup de français ne semble plus n'être qu'à la portée de choix individuels, de décisions personnelles. Le corollaire de cette perception étant un fort sentiment de solitude et d'impuissance qui peut parfois conduire jusqu'à la dépression comme on a pu le constater dans nombre de faits divers récents manifestant la difficulté de la vie en entreprise...
Combattre cette tendance ne pourra se faire que par la remise en avant de grandes causes d'intérêt général. Nombre de défis sont devant les français : le sauvetage des systèmes d'éducation, de santé et plus généralement de protection sociale; le retour aux valeurs de générosité et de tolérance envers l'étranger, la lutte contre l'augmentation des inégalités, contre l'appauvrissement de la majorité de la population, le rétablissement de l'image de la France dans le monde et la fin de l'alignement sur les modèles libéraux qui ont largement fait la preuve de leur échec. Il faut que les français acceptent d'être eux-mêmes en proposant au monde des modèles originaux en matière de développement économique, culturel, social... Ils peuvent le faire au sein de l'ensemble européen en travaillant à orienter l'Union vers des objectifs plus conformes à leurs souhaits. Cela ne sera possible qu'en s'appuyant sur une restructuration de la population en terme d'union et de solidarité. L'éparpillement des forces de changement, l'action individuelle,... ne pourront jamais remplacer la puissance de l'union, la force de la cohésion, pour faire aboutir les changements. Une fois terminée, les actions d'éclats dans les rues il faut encore être capable de conserver une certaine crédibilité, un pouvoir de négociation qui ne sont possibles que si l'on dispose d'organisations structurées et représentatives. Avec 8 %, la France enregistre le pourcentage de syndiqués dans sa population active le plus faible de l’OCDE. Les syndicats actuels ont perdus de leur crédibilité en s'éloignant des objectifs essentiels pour leurs mandants. Ce n'est qu'en menant des actions combatives et victorieuses sur les thèmes qui constituent les priorités de leurs membres que les syndicats pourront regagner de la popularité. Chaque bataille perdue est une incitation pour les syndiqués à quitter l'organisation.
Le second point qui me paraît justifier une partie du désespoir des français est relatif au traitement qui est infligé à leur langue : le français. Le problème est connu, cette langue, comme bien d'autres, se trouve affaiblie devant la montée de l'anglo-américain. Chacun peut, quotidiennement, constater son infection par des mots anglais, dans les médias et dans la publicité notamment. Les entreprises imposent de plus en plus souvent la maîtrise et l'emploi de l'anglais à leurs employés au mépris des réactions de ceux qui souhaitent continuer à travailler en français. L'université et la recherche ont vendu leur âme à l'anglais depuis déjà longtemps au point qu'il est devenu quasiment impossible de publier un résultat de recherche en français voire de communiquer dans cette langue. Le cinéma français lui aussi est aliéné au point de ne plus produire que des bandes sonores anglophones. Les chanteurs francophones se mettent eux aussi à la mode en chantant dans la langue de Shakespeare de plus en plus fréquemment...Les responsables politiques eux-mêmes se permettent d'utiliser un niveau de langage peu respectable des normes. On est en droit de s'inquiéter quand le langage du président de la République(« Casse-toi pauv'con ! ») devient un symptôme du « parler vrai », accessible et populaire, qui déferle dans toute la classe politique. A l'ONU, où le français est pourtant une langue de travail, les responsables francophones préfèrent s'exprimer dans un anglais imparfait, mais conforme à celui de l'élite mondialisée...Comme si la langue, et tout ce qu'elle représente - lien, identité, citoyenneté - était un héritage désuet et encombrant, juste bon pour la poussièreuse Académie française ou la méconnue Délégation à la langue française.
Mais le pire, le plus déprimant, reste l'inaction des élites face à cette situation. Inaction qui souvent frise la collaboration, la collusion. Est-il besoin de rappeler que la langue est une partie fondamentale de l'identité d'un individu ? Toucher à la langue peut donc créer un traumatisme profond chez les personnes. On a tous en mémoire des exemples soulignant ce caractère fondamental de la langue : au Québec, par exemple, la langue française, se transforma en une arme de combat et en symbole de libération d'une société qui n'acceptait plus son statut de minorité plus ou moins aliénée. Cette nouvelle vision de la langue, passée du stade défensif au stade offensif, a engendré «l'époque des lois linguistiques», c'est-à-dire la loi 63 (Loi pour promouvoir la langue française au Québec, 1969), la loi 22 (Loi sur la langue officielle, 1974) et la loi 101 (Charte de la langue française, 1977). Du statut de langue nationale des Canadiens français, le français accéda au statut de langue étatique, aboutissement ultime d'un long processus de libération nationale.
Un autre exemple est fourni par la politique d'arabisation en Algérie : Le passage de la langue française, langue du colonisateur, à la langue arabe ne s'est pas réalisé facilement et a donné lieu à de nombreuses dérives. Pourtant, dans ce cas, il s'agissait de rétablir une certaine justice au plan culturel en redonnant à la langue arabe une place plus importante, place qu'elle avait perdue au profit du français au cours de la période coloniale. Cette politique continue à faire problème de nos jours notamment dans le système scolaire. L'arabisation est, en effet devenue, le symbole d'une « école sinistrée » pour certains, alors que pour d'autres elle est emblématique de l'islam et de l'appartenance au monde arabe. Le pouvoir algérien a plus récemment été conduit à rénover le système éducatif en réintroduisant la langue française.
Les problèmes linguistiques en Belgique nous fournissent encore un exemple de radicalisation des positions basée, en partie, sur les différences de langues. La Belgique est passée d'un Etat unitaire en 1830, où les différences linguistiques ne jouaient qu'un rôle mineur, à la situation actuelle fondée sur un découpage en trois régions dotées d'une autonomie linguistique, culturelle et politique plus ou moins marquée. La domination historique des francophones et donc de la langue française, sur le néerlandais a conduit à la radicalisation progressive des positions flamandes et aujourd'hui, au risque d'éclatement du pays sur une base linguistique.
L'Afrique donne aussi à voir de multiples cas où le mauvais traitement linguistique a pu conduire à des affrontements violents entre groupes ethniques...
On pourrait multiplier les exemples soulignant combien la question linguistique peut être problématique pour les sociétés humaines, mais ce qu'il faut retenir ici me semble être le fait que toucher à la langue, la maltraiter, peut créer un profond désarroi chez les peuples concernés. Les citoyens français, sans tous en être conscients, me paraissent affectés par cette évolution qui vise à faire passer leur langue à un rang inférieur...
Les responsables politiques, les décideurs de toutes catégories devraient porter attention à ces questions aussi rapidement que possible, faute de quoi, ils risquent d'être surpris par le réveil de la population française qui affronte un ensemble de difficultés assez considérable en ce moment...
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Beaucoup de substance dans ce long papier de Baba!
RépondreSupprimerL'individualisme est la maladie la plus grave du monde occidental actuel. Elle dérive du fait qu'on nous a fait croire que c'était la voie royale vers la richesse, témoins tous ces super-riches individus... Richesse individuelle, et comme s'enrichir individuellement est devenu le seul objectif...
L'individualisme est une maladie en phase aiguë aux USA en ce moment, en fait endémique un peu partout avec des épisodes aigus.
La classe très riche des USA (et d'ailleurs, mutatis mutandis) a réussi à investir un parti politique: le Grand Old Party, avec ses immenses caisses électorales non réglementées, la plupart des sommes étant même maintenant occultes.
Et comme les citoyens sont convaincus que leur pays est celui qui a une «manifest destiny», soit de diriger le monde libre, toute la faute de leur baisse de prestige, de leur nouvelle impuissance, en revient aux Démocrates. La propagande non réglementée, tout comme les caisses électorales, du parti Répuplicain est uniquement à cet effet. Pas de programme concret à proposer, que des épouvantails à agiter.
Dans cet esprit malade, tout ce qui est gouvernemental n'est rien d'autre que du vol, c'est une vieille tradition chez eux, puisque tout gouvernement repose sur des taxes, n'est-ce pas?
Tout cela se produit avec en arrière-fonds les menaces bien réelles provenant d'une dette collective et individuelle épouvantable. Sans parler des guerres perdues d'avance à de microscopiques puissances...
Ils n'ont pas fini de souffrir! Et nous aussi si on se met à marcher sous leurs bannières.
Dernier point. Il ne m'est pas clair que les attaques sur la langue, notamment en ce qui concerne l'importation de termes anglais, sont si dévastatrices en France. Peut-être, peut-être?.. Il ne faut tout de même pas oublier que l'anglais est la langue dominante (trop sans doute): toute l'industrie du divertissement d'origine étasunienne sert de phare à cet égard.
Mais n'oublions pas non plus que déjà au XIXe siècle le français avait importé bien des mots anglais qui ont fini par devenir ... de bons mots français. Aux XVIIe & XVIIIe, c'est l'italien qui servait de phare, et là aussi, nombreuses importations en français aujourd'hui intégrées totalement ...et sans peine!
Là où je suis d'accord, c'est le français vu du Québec --le loup est tout à côté ici.
Grâce à une nouvelle loi (faisant suite à plusieurs autres) ouvrant l'accès à l'école unilingue anglaise pour les plus riches, le français est bien devenu officiellement la langue des minables!
On ne peut penser autrement, c'est là la conclusion évidente. Le gouvernement québécois actuel a une attitude raciste à l'égard de la langue française, partant à tous les francophones fiers de l'être. Les colonisés ont pris les attitudes du colonisateur. Les riches ont le contrôle de l'État. Et là, c'est grave!
Je m'attends maintenant --la lutte ne fait que commencer-- à la création de fondations sans but lucratif pour faire accéder la population plus pauvre à la véritable langue de la richesse. Le français, voyez-vous, est officiellement la langue des pauvres.
Gravissime!
Bien d'accord avec Louis-Marc sur ce complément d'analyse. Quand à la langue, ce n'est pas tant l'invasion du français par l'anglais qui est en cause en France, mais plutôt l'abandon et le mépris de la langue elle-même par la plupart des élites...
RépondreSupprimerBaba